Depuis la pandémie de COVID-19, les inondations de 2021, et la crise énergétique engendrée par la guerre en Ukraine, on entend partout parler de résilience. Chacun semble s’approprier ce terme et l’adapter à sa manière. Mais qu’est-ce qu’il signifie vraiment ? Pour tenter d’y voir plus clair, Renouvelle s’intéresse dans une série d’articles au concept de résilience sociale-écologique en illustrant concrètement l’application de quelques-uns de ses principes. Premier d’entre eux… la robustesse au détriment de la performance.
La résilience sociale-écologique se base sur une série de principes directeurs qui se heurtent souvent aux conceptions les plus communes du progrès sociétal. Renouvelle vous propose d’explorer ces principes pour découvrir en quoi ils peuvent nous aider à imaginer et à construire le monde de demain. Le premier d’entre eux constitue en lui seul une véritable révolution de notre vision du progrès humain. Il s’agit de passer d’une conception du progrès centrée sur la recherche de performance à une vision faisant la part belle à la robustesse.
Déconstruire le dogme de la performance à tout prix
Depuis plusieurs décennies, la notion de progrès est associée à la recherche de performance. Il s’agit d’aller de plus en plus vite, de faire mieux avec moins, d’optimiser, de rationaliser, d’augmenter la productivité et la compétitivité. Ces termes abondent jour après jour dans les médias, chez les responsables politiques et les dirigeants d’entreprises. Du sport à l’économie. De l’enseignement à la santé… Nous évaluons nos actions et nos outils à l’aune de leur niveau de performance, de leur capacité à atteindre l’objectif avec le moins de moyens possibles.
Même lorsqu’on parle de transition écologique, c’est encore la performance qui semble constituer la cible ultime. On parle d’augmenter le rendement des panneaux solaires et des éoliennes, de construire des avions plus légers, d’améliorer la performance énergétique des équipements des bâtiments, etc.
Pourtant, aborder le progrès sociétal avec pour objectif de couvrir les besoins humains sans dépasser les limites planétaires nous pousse à remettre ce dogme en cause.
En effet, comme l’explique notamment Olivier Hamant, biologiste français et directeur de l’Institut Michel Serre, dans son livre « La troisième voie du vivant », plusieurs arguments plaident largement en défaveur de la performance. Pour l’écouter en parler, nous vous conseillons le podcast Déclic-Le Tournant de La Première.
En premier lieu, la recherche constante d’optimisation comme principal objectif engendre une fragilisation des systèmes. Ainsi, par exemple, la réduction des stocks dans les entreprises et le fonctionnement en flux de plus en plus tendus rend ces dernières plus performantes et compétitives, mais en même temps extrêmement sensibles à la moindre défaillance des chaines d’approvisionnement.
Second argument, l’effet rebond, qui montre que, dans l’histoire de l’humanité, les économies d’énergie ou de ressources initialement prévues grâce à une amélioration de la performance ont été partiellement voire complètement compensées par une adaptation du comportement de la société. Ainsi, par exemple, le propriétaire d’un logement récemment isolé, aura tendance à augmenter la température de chauffage pour gagner en confort ou à utiliser les économies financières réalisées grâce aux économies d’énergie pour agrandir son logement ou partir en voyage en avion.
Troisièmement, la loi de Goodhart, du nom de l’économiste Charles Goodhart qui l’a formulée pour la première fois en 1975, indique que « lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure », car elle devient sujette à des manipulations, directes (trucage des chiffres) ou indirectes (travailler uniquement à améliorer cette mesure) contre productives. Typiquement, dans le sport de compétition, hymne emblématique à la performance, le but étant d’atteindre le haut du podium engendre des phénomènes comme la triche, les paris d’argent et le dopage qui n’ont rien à voir avec le sport.
Enfin, et peut-être surtout, cette recherche constante d’amélioration de la performance engendre un épuisement des écosystèmes, des ressources et des humains.
Que la robustesse soit !
En contrepoint de cette quête perpétuelle de performance, la notion de robustesse apparaît bien plus adaptée à un monde instable et aux pénuries de ressources. Une société plus robuste résiste plus longtemps en cas de choc et maintient un niveau plus élevé de réponse aux besoins humains fondamentaux.
La robustesse privilégiera les solutions de faible niveau technologique (low-tech), peut-être moins performantes, mais beaucoup plus adaptées aux potentielles perturbations et réparables sans dépendre de la disponibilité de pièces hautement technologiques.
La recherche de solutions basées sur la nature est aussi mise en avant. En effet, on trouve dans la nature de nombreux exemples de recherche de robustesse au détriment de la performance. Et Olivier Hamant de citer dans son livre l’exemple de la couleur verte prédominante chez les plantes, alors que le noir assurerait une meilleure captation de l’énergie lumineuse du soleil. Une étude scientifique récente a montré que ce résultat de l’évolution provient du fait que les essences de plantes qui ont pu se développer sont celles qui étaient les mieux adaptées aux fluctuations de la lumière, et donc capables d’absorber des chocs importants.
Autre exemple cité par Olivier Hamant, le corps humain, dont les performances immunitaires sont optimales à une température de 40°C, mais qui ne peut fonctionner à cette température que sur une durée limitée. Il se maintient donc la plupart du temps à une température de 37°C à laquelle il est relativement peu performant. Mais il peut augmenter cette performance ponctuellement pour absorber une attaque virale par exemple.
On retrouve d’ailleurs un exemple d’application très concrète de ce principe parmi les propositions reprises dans le mémorandum 2023 d’Energie Commune. On y explique en effet qu’il serait pertinent de favoriser les installations solaires photovoltaïques orientées Est et Ouest, même si elles produiraient au total un peu moins que celles orientées plein Sud, car cela permettrait de lisser la production sur une période plus longue au bénéfice du prosumer (une fois la compensation supprimée) et d’alléger la charge du photovoltaïque sur les réseaux.
De plus, on constate que la nature privilégie dans l’énorme majorité des situations la coopération (symbiose) entre les êtres vivants plutôt que la compétition. La robustesse collective l’emporte sur la performance individuelle.
Et pour compléter le tableau des différences entre une société performante et une société robuste, la question de la dépendance aux ressources non-renouvelables et aux flux tendus d’approvisionnement doit être posée. Pour augmenter la capacité à absorber des pénuries ou des ruptures d’approvisionnement, on travaillera sur la circularité et la constitution de stocks.
Et concrètement, on fait quoi ?
Une telle révolution de nos manières de penser le progrès ne s’opérera vraisemblablement pas (seulement) à l’initiative des Etats ou des grandes organisations internationales. Beaucoup pensent que le mouvement doit venir d’en bas, du local, à partir d’initiatives lancées par des entreprises, des citoyens et des communes.
En matière de production agricole, bien entendu, il s’agit de favoriser l’agroécologie en se basant sur des solutions de faible niveau technologique (peu d’intrants issus de l’industrie chimique, intensification en main d’œuvre, etc.), sur la diversité des cultures et les symbioses entre espèces, etc. Souvent moins performante que l’agriculture intensive en termes de rendements, elle s’avère plus robuste sur le moyen et le long terme. En régénérant les sols et les écosystèmes et en rendant les agriculteurs moins dépendants des flux d’approvisionnement internationaux, elle renforce notre capacité à garantir une production alimentaire de base malgré l’augmentation de la fréquence des aléas climatiques extrêmes et les tensions sur les intrants issus notamment du gaz naturel. Mais rendre l’agriculture plus robuste, c’est aussi développer des filières locales de recherche, de construction et d’entretien de matériel agricole low-tech, comme le fait par exemple L’Atelier Paysan en France.
Penser le (re)déploiement économique d’un territoire en visant la robustesse, c’est penser en termes d’économie circulaire. C’est chercher à produire localement les biens et services essentiels en valorisant au maximum des ressources locales renouvelables, en pensant en termes de partage, de réparation, de réemploi et de recyclage. C’est inciter les acteurs économiques à travailler davantage en coopération afin de renforcer leurs synergies, en créant par exemple des centres d’activité et de formation croisant production alimentaire, production de matériaux de construction, production d’énergie renouvelable, artisanat manufacturier, et filières de réparation et de recyclage. C’est favoriser l’économie sociale et solidaire en soutenant les initiatives associatives et coopératives et en développant des partenariats public-privé-citoyen dans tous les domaines.
En termes de santé, c’est par exemple développer avec les acteurs locaux de la santé une production locale et des stocks de médicaments essentiels et de matériel médical de base utiles en situation d’urgence.
Enfin, un système de mobilité robuste misera quant à lui principalement sur les moyens de déplacement les plus légers, économes en ressources, simples de fonctionnement et facilement réparables… comme le vélo.
Quel rôle pour les pouvoir publics locaux et supra-locaux ?
Loin d’être exhaustif, ce petit florilège montre néanmoins l’ampleur de l’innovation sociétale nécessaire. Mais il montre aussi que des solutions existent et qu’elles sont déjà mises en œuvre par un nombre grandissant d’initiatives publiques, privées, associatives et citoyennes.
Comment dès lors faire pour que ces solutions, aujourd’hui souvent marginales, gagnent rapidement du terrain pour devenir la norme ?
Soutenues par l’Etat, les communes et les structures supra-locales doivent jouer un rôle pour initier des dynamiques et faciliter la mise en place d’un cadre institutionnel et culturel permettant de coordonner l’ensemble, de faciliter la mobilisation des ressources, et de résoudre les conflits qu’une telle transformation ne manquera pas de générer. C’est ce travail que nous vous proposons d’aborder dans le prochain article de la série… « Gouverner la transition écologique : faites place à l’auto-organisation ».
Le contenu de cet article est inspiré des travaux menés par Energie Commune, l’Institut Eco-Conseil, et Espace Environnement dans le cadre du projet « Favoriser la montée en résilience des territoires wallons » financé par la Wallonie. Plus d’infos : https://energiecommune.be/projet/resilience-territoriale/