Depuis la pandémie de COVID-19, les inondations de 2021, et la crise énergétique engendrée par la guerre en Ukraine, on entend partout parler de résilience. Chacun semble s’approprier ce terme et l’adapter à sa manière. Mais qu’est-ce qu’il signifie vraiment ? Pour tenter d’y voir plus clair, Renouvelle s’intéresse dans une série d’articles au concept de résilience sociale-écologique en illustrant concrètement l’application de quelques-uns de ses principes. Après la robustesse dans un premier article, place cette fois à l’auto-organisation… tout un programme (électoral ?).
« Résilience » vous dites ?
Dérèglement climatique, effondrement du vivant, écosystèmes perturbés, pandémies, épuisement des ressources comme des êtres humains, crises économiques, injustices sociales, perte de sens, crise démocratique… De plus en plus de signaux nous incitent à nous préparer à divers risques et ruptures de normalité dans les conditions environnementales, les chaînes d’approvisionnement et la fourniture des services, avec des impacts plus ou moins grands sur les infrastructures, les échanges économiques, les relations sociales, la santé et le bien-être.
Inspiré des travaux du Stockholm Resilience Centre, le concept de résilience territoriale sociale-écologique peut être défini comme un processus visant à anticiper, résister plus longtemps mais surtout réagir, rebondir et s’adapter aux perturbations, qu’elles soient lentes ou brutales, et transformer le territoire pour maintenir des conditions de vie dignes pour les humains et non-humains qui l’habitent.
Cette approche part de la conviction que les humains et la nature sont fortement couplés au point qu’ils devraient être pensés comme un ensemble de systèmes socio-écologiques. Cela signifie que dans notre société mondialisée, il n’y a pratiquement aucun écosystème qui ne soit impacté par l’homme et aucun homme qui n’ait besoin d’écosystèmes et des services qu’ils fournissent. En effet, malgré d’immenses développements et progrès technologiques, nos économies et nos sociétés dépendent encore et dépendront toujours fondamentalement des écosystèmes pour nous fournir un climat hospitalier, de l’eau propre, de la nourriture, des fibres et de nombreux autres biens et services.
La résilience sociale-écologique se base sur une série de principes directeurs qui se heurtent souvent aux conceptions les plus communes du progrès sociétal. Renouvelle vous propose d’explorer ces principes pour découvrir en quoi ils peuvent nous aider à imaginer et construire le monde de demain. Après avoir abordé la question de la robustesse dans le premier article, intéressons-nous cette fois à une révolution possible de nos modes de gouvernance locale faisant la part belle à l’initiative citoyenne auto-organisée. Un sujet que nous avions déjà abordé dans l’article suivant et que nous proposons d’approfondir ici.
Pour comprendre de quoi il en retourne, commençons par une tentative de diagnostic de santé de notre démocratie. Un état des lieux dans les tonalités du « blues », tant du côté des citoyens que des élus locaux.
Côté citoyens : Noir, jaune, blues
Une société toujours plus repliée sur elle-même, qui croit de moins en moins dans ses institutions démocratiques et est tentée par une gouvernance autoritaire. Tel est le portrait interpellant de la société belge que brosse « Noir Jaune Blues 5 ans après », une étude commandée par la fondation « Ceci n’est pas une crise » auprès de l’Institut de recherche en sociologie Survey and Action. Son sous-titre est « ce que la pandémie, les chocs climatiques récents, la guerre en Ukraine et le développement d’une inflation élevée ont changé dans les aspirations sociétales ».
Comme détaillé dans l’article suivant, selon les résultats de cette enquête, l’incompréhension, la peur, le désespoir, la détresse, la défiance, et l’aspiration à un renouveau poussent la plupart des individus à se tourner vers deux « aspirations » principales, désignées comme l’« aspiration à la retribalisation » et l’« aspiration à fonder des sociétés ouvertes ».
La première, majoritaire, s’exprime par le repli sur soi, la famille ou le groupe. Elle décrit une société où le vivre-ensemble basé sur l’intérêt commun s’effrite, éclate petit à petit, pour faire place au repli identitaire. Elle va de pair avec la conviction partagée par de très nombreux individus de la nécessité urgente de changements profonds « afin d’éviter d’aller droit dans le mur ». Et d’autre part le sentiment qu’aucun acteur n’agit suffisamment. D’où le choix de prôner une gouvernance autoritaire « qui mettrait de l’ordre pour protéger et redonner une fierté d’exister grâce à une pureté identitaire ».
La seconde réunit des individus qui veulent être des acteurs du changement, ceux qui aspirent à une société ouverte. Selon l’enquête, ils ne sont que 21,9 % (contre 22,9 % en février 2020). Concrètement, ils souhaitent une gouvernance vraiment démocratique et veulent bâtir une nation de citoyens.
Le « blues » des élus locaux
L’état d’esprit ne semble pas beaucoup plus réjouissant chez les élus locaux. L’Union des Villes et Communes de Wallonie tire d’ailleurs la sonnette d’alarme depuis plusieurs années… Les communes et leurs élus sont en première ligne dans la gestion des crise économiques, environnementales, sanitaires et sociales que nous vivons et constituent la dernière soupape de sécurité pour beaucoup de gens. Beaucoup d’élus et agents communaux sont à bout, pris en étau entre une charge travail et des responsabilités de plus en plus lourdes et des attentes de plus en plus importantes (et exprimées avec une agressivité croissante, notamment sur les réseaux sociaux) d’une population qui se précarise. Au point que beaucoup d’entre-eux s’épuisent, démissionnent ou annoncent ne pas vouloir se représenter aux élections (voir le dossier de l’UVCW suivant).
Les résultats d’une enquête menée par l’UVCW début 2023 et à laquelle ont participé 483 élus locaux enfoncent le clou… Un nombre très important de bourgmestres, échevins et présidents de CPAS avouent une fatigue croissante, une sérénité écornée et une motivation déclinante. A tel point que, tous mandats confondus, 5 sur 10 ont déjà songé à jeter l’éponge au cours de la mandature !
Et le tableau semble s’assombrir pour la prochaine mandature, puisque 4 élus sur 10 songent à ne pas se représenter aux suffrages, et 1 sur 10 souhaite même quitter définitivement la politique.
Symptômes d’un modèle démocratique inadapté à la transition ?
Face à ces constats, un stimulant débat est engagé autour de pistes pour redynamiser la démocratie et restaurer la confiance et l’intérêt des citoyens pour la politique. De nombreux analystes mettent alors en avant le fait que ce blues généralisé est en réalité le symptôme d’un modèle démocratique et d’un pacte social inadaptés à une société ayant enclenché une phase de contraction matérielle, enchaînant et cumulant les crises environnementales, géopolitiques, économiques et sociales. Un modèle dans lequel les pouvoirs publics ne disposent ni des outils, ni du temps (sur la durée d’un mandat), ni du sentiment de légitimité pour impulser et piloter les transformations sociétales nécessaires, ni pour affronter seuls l’intégralité des défis posés par la transition, tant celle-ci est un processus complexe, qui englobe une multitude de problématiques interconnectées et implique une myriade d’acteurs très différents.
C’est ici que la proposition de renforcement de la démocratie par la décentralisation et l’auto-organisation offre une perspective intéressante.
Place à l’auto-organisation
Comment réconcilier les citoyens avec le fait politique pour concrétiser une transition écologique à laquelle ils adhèrent, tout en renforçant la cohésion sociale et en allégeant la charge pesant sur les épaules des élus ?
Le principe d’auto-organisation propose de repartir du local (la commune ou un groupe de communes) pour développer une démocratie à taille humaine dans laquelle les citoyens s’investissent à travers leur engagement dans l’action collective sur les thèmes qui leur tiennent le plus à cœur et sur lesquels ils ont une prise. Il s’agit d’initier, de soutenir et d’impliquer dans la décision publique des initiatives collectives et démocratiques visant la préservation de biens communs et l’accessibilité pour tous à certains services et biens de base.
De nombreuses initiatives de ce genre existent déjà, souvent sous forme de coopératives ou d’asbl, dans des domaines aussi variés que l’alimentation (https://www.collectif5c.be/), l’énergie (https://www.rescoop-wallonie.be/), la préservation des zones naturelles (https://www.legrandboiscommun.be/), l’accès au logement (https://lestournieres.be/), la logistique (https://urbike.be/), la construction low-tech (https://hellow.coop/), les soins et services à la personne (http://www.coopservicesadomicile.com/), la création de tiers-lieux multidisciplinaires (https://larbrequipousse.org/), etc.
Une nouvelle posture des politiques publiques
Une telle dynamique nécessite un changement de posture des élus et de pouvoirs publics. Il ne s’agit pas seulement de consulter les citoyens pour leur demander ce que la commune, la région ou l’état peut faire pour eux, mais de leur demander ce qu’ils veulent faire de manière collective et solidaire pour améliorer leurs conditions de vie, et de les soutenir dans la concrétisation de leurs projets.
Si de nombreuses initiatives associatives et citoyennes visant à améliorer la couverture des besoins humains fondamentaux de manière collective et dans une dynamique de partage existent déjà sur beaucoup de territoires, leur viabilité peut poser question, que cela soit sur le plan économique (faible rentabilité) et/ou social (forte pénibilité, reposent sur l’investissement surdimensionné de quelques personnes).
Il importe donc que les pouvoirs publics jouent un rôle pour faciliter la mise en place d’un cadre institutionnel et culturel permettant de faciliter la mobilisation des ressources, l’expérimentation et la créativité, de coordonner l’ensemble, de résoudre les conflits, et de garantir le respect de certaines normes de réciprocité et de coopération.
Au niveau de l’état, cela peut prendre la forme de la mise en place d’un congé citoyen ou d’une réduction collective du temps de travail permettant à chacun de consacrer du temps à ce type de projet s’il le désire, de la définition de cadres sectoriels favorisant les initiatives auto-organisées comme c’est le cas de la participation citoyenne dans la Pax Eolienica adoptée en octobre 2022 par le Gouvernement wallon, de financer les structures d’accompagnement des acteurs de l’économie sociale, d’augmenter les moyens alloués à des appels à projets coopératifs innovants comme ceux lancés par la Wallonie, de soutenir la création de tiers-lieux comme l’a récemment fait la Wallonie, etc.
Au niveau local ou supra-local, les élus et l’administration peuvent agir en stimulant les initiatives par la création de coopératives, de régies communales ou de tiers-lieux et par des appels à projets et autres budgets participatifs. Ils peuvent soutenir la montée en puissance et le déploiement des initiatives innovantes en leur facilitant l’accès aux services administratifs, en mettant à disposition des locaux et outils communaux, en facilitant les démarches administratives, en relayant leurs activités afin de soutenir l’extension de leur réseau social, en organisant des événements de réseautage qui leur sont dédiés, en leur fournissant un appui technique et juridique, et en développant des projets en partenariat public-privé-citoyen. Enfin, ils peuvent systématiquement donner une place importante aux représentants de ces initiatives dans les différents processus démocratiques participatifs locaux.
Tout cela peut même s’inscrire dans un projet de « Territoire zéro chômeur de longue durée » à travers lequel un territoire identifie, d’une part, les besoins de ses habitants, et d’autre part, les compétences de ceux désirant travailler davantage où dont le domaine d’activité n’est pas écologiquement tenable avec l’objectif de créer des emplois permettant de satisfaire à la fois les besoins de la communauté et les aspirations des travailleurs. Ces communs du travail deviendraient des forums démocratiques pour pouvoir constamment ajuster l’activité économique locale.
On entend souvent parler du manque de courage de la classe politique pour mettre en place des politiques dites « disruptives » en faveur d’une transition à la hauteur des défis écologiques, économiques et sociaux. Le courage signifie ici plutôt oser affirmer que les pouvoir publics et le marché ne peuvent à eux seuls rencontrer tous les enjeux, que chacun doit prendre ses responsabilités et se mobiliser, et que l’objectif est de créer les conditions pour que cet engagement soit possible et reconnu.
Le contenu de cet article est inspiré des travaux menés par Energie Commune, l’Institut Eco-Conseil, et Espace Environnement dans le cadre du projet « Favoriser la montée en résilience des territoires wallons » financé par la Wallonie.