Une centaine d’économistes publient un important rapport qui éclaire les enjeux climatiques : les 10% des citoyens les plus fortunés émettent la moitié du carbone mondial. Ce rapport propose de taxer les multimillionnaires afin de permettre aux Etats d’investir dans une transition juste.
Dans le monde, les populations les plus riches portent une « immense responsabilité » dans le réchauffement climatique. Elles devraient donc être le plus mises à contribution pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Or, elles sont particulièrement négligées par les politiques climatiques.
Tels sont les enseignements d’un important rapport publié par le Laboratoire sur les Inégalités mondiales, dans son chapitre 6 consacré aux émissions de carbone.
Il s’agit du rapport le plus complet à ce jour (publié tous les 4 ans), fruit du travail d’une centaine d’économistes de tous les continents, et piloté par les économistes de renommée internationale que sont Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.
Le World Inequity Report 2022 porte sur les inégalités de revenus, d’éducation, de santé, de genre et d’empreinte carbone.
On y apprend notamment que les multimillionnaires captent l’essentiel de la richesse mondiale et que la crise du Covid-19 leur a permis d’accroître leurs bénéfices sur les marchés boursiers, grâce notamment aux politiques monétaires qui ont été mises en place pour permettre aux Etats de s’endetter et de soutenir les entreprises et les ménages touchés de plein fouet par les mesures sanitaires.
Or, les inégalités de revenus et de patrimoine mondiales sont étroitement liées aux inégalités écologiques et à l’inégalité des contributions au changement climatique.
C’est pourquoi les enjeux de justice sociale, fiscale et climatiques doivent se conjuguer pour relever les défis du XXIème siècle (lire notre article Justice sociale, fiscale et climatique : en avant toute !).
Le Laboratoire des Inégalités mondiales vise à “renforcer le débat citoyen sur les inégalités grâce aux données”.
Voyons ces enjeux un peu plus en détails.
Les multimillionnaires émettent la moitié du carbone mondial
Pour replacer le contexte, voici les émissions historiques de CO2 par zones géographiques et le budget carbone résiduel si nous voulons limiter le réchauffement climatique à +1,5°C ou +2°C.
Mais ce rapport met surtout en lumière une tendance de fond ces dernières années : si l’écart d’émissions de CO2 se réduit entre les zones géographiques, il explose par contre entre les citoyens au sein même des pays.
Ainsi, les 10 % les plus riches de la planète ont été responsables à eux seuls de près de la moitié (48%) de toutes les émissions de CO2 en 2019 (derniers chiffres disponibles). A l’inverse, la moitié la moins riche de la population en a généré à peine 12 % – voir graphique ci-dessous.
Rapporté aux 7,7 milliards d’habitants sur Terre, chacun a émis en 2019 en moyenne 6,6 tonnes équivalent CO₂. Cependant, la moitié la moins riche a émis 1,6 tonne par personne, contre 31 tonnes pour chacun des 10 % les plus riches et même 110 tonnes par personne pour les plus fortunés (1 % de la population) – voir graphique ci-dessous.
Et cette tendance se retrouve dans toutes les régions du monde – exemple ci-dessous avec l’Asie de l’Est, l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie du Sud-Est.
Aux Etats-Unis, où les émissions par personne sont les plus élevées au monde, voici ci-dessous les réductions qu’il faudrait mettre en œuvre, pour chaque catégorie sociale, afin d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris d’ici 2030. Comme on le voit, l’effort devrait être nettement plus fourni pour les 10% les plus riches.
Et les constats sont similaires partout dans le monde – exemple de la France ci-dessous.
Cibler les pollueurs aisés
Ce rapport révèle également que les émissions de la moitié la plus pauvre de la population des pays riches se situent déjà (ou presque) aux niveaux que ces derniers se sont fixés comme objectif pour 2030, quand on exprime ces objectifs par habitant. Tel n’est pas le cas pour la moitié la plus riche de la population.
L’ampleur de ces inégalités conduit à penser que les politiques climatiques devraient davantage cibler les pollueurs aisés. Or, jusqu’à présent, ces politiques (par exemple les taxes carbone) ont souvent frappé de manière disproportionnée les catégories à revenus faibles ou moyens – souvenons-nous des “Gilets jaunes” -, sans faire évoluer les habitudes de consommation des catégories les plus fortunées.
Les inégalités de revenus au cœur des politiques climatiques
Les auteurs du rapport soulignent cette conclusion clef : si les pays veulent réduire leurs émissions de CO2, en demandant relativement moins d’efforts aux plus fortunés, alors ils devront inévitablement demander plus d’efforts aux catégories moins aisées, qui ont moins de ressources pour réduire leur empreinte carbone.
De telles stratégies posent la question des mécanismes de compensation financière pour les bas revenus et du financement juste de ces efforts.
Les économistes plaident dès lors pour placer les inégalités de revenus au cœur des politiques climatiques.
Jusqu’ici, les réflexions politiques envisagent les taxes carbones avec un taux identique pour tous les citoyens, qu’ils soient riches ou pauvres, ce qui donne de facto le droit aux plus fortunés de polluer plus.
Il s’agit donc d’appliquer une taxe carbone progressive qui soit donc (nettement) plus élevée pour les plus riches.
Cela peut inclure les yachts, les jets privés, etc.
Une législation plus stricte peut également réduire ou interdire la consommation de biens ou services à haute intensité carbone, tels que l’achat de SUVs.
Les économistes plaident également pour une régulation et une taxation des portefeuilles d’actifs.
Les consommateurs de carbone, particulièrement dans les catégories à bas ou moyens revenus, sont souvent contraints dans leurs choix énergétiques car ils sont coincés dans des systèmes d’infrastructures à haute intensité carbone.
A l’inverse, les citoyens fortunés qui choisissent d’investir dans l’industrie fossile le font alors qu’ils disposent de nombreuses options, notamment d’investir dans les énergies renouvelables.
Le législateur devrait dès lors fortement décourager ces investissements fossiles (taxe progressive sur la pollution puis interdiction).
Taxer les grandes fortunes pour investir dans la transition énergétique
Face aux défis climatiques, les Etats doivent investir massivement dans la transition énergétique. Or ils ne cessent de s’appauvrir.
En effet, ces quarante dernières années, les pays se sont nettement enrichis, mais les États nettement appauvris. La part de patrimoine détenue par des acteurs publics est proche de zéro ou négative dans les pays riches (dette publique), ce qui signifie que la totalité de la richesse – et la majorité des titres de la dette publique – se trouve aux mains du privé.
Cette tendance a été amplifiée par la crise de la covid, qui a vu les États emprunter l’équivalent de 10 à 20 % du PIB, essentiellement au secteur privé. Selon les économistes, la pauvreté actuelle des Etats hypothèque gravement leur capacité à combattre les inégalités à l’avenir, de même qu’à relever les grands défis du XXIe siècle, tels que le changement climatique.
Selon le rapport, appliquer un taux de taxation de 10% sur la valeur carbone des actifs détenus par les multimillionnaires générerait au moins 100 milliards de dollars par an. Ce montant est non négligeable : elle représente environ 1,5 fois les coûts annuels estimés actuels d’adaptation au réchauffement climatique dans les pays en développement (environ 70 milliards de dollars par an).
Mais ce montant reste faible par rapport aux investissements nécessaires dans les systèmes énergétiques à l’échelle mondiale, estimés à 2.000 milliards de dollars par an.
Les Etats ont donc besoin de nouvelles sources de financement et celles-ci ne seront guère couvertes par les seuls impôts sur les actifs très polluants.
Les économistes proposent donc différents impôts progressifs sur la fortune pour permettre ces investissements publics.
Taxer les multinationales
Dans la même logique de justice fiscale, il est nécessaire que les multinationales paient leur justes contributions à la collectivité.
Les Etats, qui se sont fortement endettés pour soutenir les entreprises et les ménages durant la crise Covid, ont besoin de nouvelles recettes fiscales. Poussés par cette nouvelle dynamique, 136 pays se sont accordés en octobre 2021 sur une réforme historique de la fiscalité mondiale, qui devrait permettre de mettre fin au modèle économique des paradis fiscaux et générer plus de 150 milliards de dollars de recettes annuelles. Toutefois, cette réforme est insuffisante pour mettre fin à l’optimisation et à la course au moins-disant fiscal et bénéficie essentiellement aux pays riches (lire l’analyse du CNCD : Taxation des multinationales : une réforme historique mais insuffisante).
Une politique climatique socialement juste
Pour en revenir au rapport sur les inégalités mondiales, les auteurs présentent quelques exemples inspirants de politique climatique socialement juste :
• En Colombie-Britannique (Canada), une taxe carbone a été mise en œuvre avec un important transfert financier aux ménages à faibles ou moyens revenus, ce qui assurait la viabilité sociale de la réforme.
• En Indonésie, les réformes des subventions à l’énergie ont été couplées avec des investissements importants dans le système public de santé, financé en grande partie par les taxes sur l’énergie.
• En Suède, des décennies d’investissements publics à grande échelle dans les infrastructures bas carbone ont permis pour les groupes à faible revenu d’accéder aux sources d’énergie propres, à un prix abordable.
Le contre-exemple mondialement connu est celui de la France, lorsqu’elle réduit l’impôt sur la fortune et instaure une taxe carbone en défaveur des ménages, d’où la révolte des “Gilets jaunes”.
En Belgique, selon une étude de la Banque nationale, une taxe carbone qui prévoit une redistribution des recettes aux ménages et/ou entreprises permettrait une hausse du PIB et une baisse des prix (lire notre article Une taxe carbone belge peut s’avérer bénéfique pour l’économie, les ménages et le climat).
Mais le gouvernement fédéral n’a pas encore mis ce sujet à l’agenda.
En attendant, le Laboratoire des inégalités mondiales met à disposition un Simulateur de taxe sur la fortune, qui permet d’évaluer les nouvelles recettes fiscales potentielles, bien utiles pour investir dans les soins de santé et la transition énergétique.