Depuis la pandémie de COVID-19, les inondations de 2021, et la crise énergétique engendrée par la guerre en Ukraine, on entend partout parler de résilience. Chacun semble s’approprier ce terme et l’adapter à sa manière. Mais qu’est-ce qu’il signifie vraiment ? Pour tenter d’y voir plus clair, Renouvelle s’intéresse dans une série d’articles au concept de résilience sociale-écologique en illustrant concrètement l’application de quelques-uns de ses principes. Après la robustesse et l’auto-organisation, attardons-nous cette fois sur l’approche systémique de la transition.
Tout est dans tout… et réciproquement
Cette citation attribuée au romancier Alfred Capus résume bien le propos. Nos sociétés sont fondées sur un tissu extrêmement complexe de liens et d’interdépendances que l’esprit humain est bien incapable d’intégrer dans leur ensemble. Cela peut sembler évident… Mais le rappeler et en tenir compte n’est jamais inutile. Il existe une situation réelle, qui ne peut être niée, mais elle est bien trop complexe pour qu’un individu puisse la connaître dans son intégralité. Nous devons donc créer notre cadre de compréhension du monde au moyen d’un acte d’imagination, ce qu’on peut appeler une idéologie. Nous en avons tous une, un rapport imaginaire à une situation réelle, et c’est une bonne chose. Vision, philosophie, religion, tout cela est synonyme d’idéologie. Il en va de même pour la science, même si elle est différente, spéciale, par ses recoupements perpétuels avec la réalité et par l’approfondissement continu de ses champs d’analyse. Elle doit donc être placée au cœur de la création d’un cadre de pensée qui explique de manière cohérente et utile autant que possible le monde actuel et les enjeux auxquels il est confronté.
Grâce à son approche systémique, la résilience sociale-écologique offre un tel cadre. En analysant la capacité actuelle et à venir d’un territoire à couvrir les besoins humains fondamentaux dans un contexte de risques économiques, environnementaux, sociaux, technologiques et politiques, et en identifiant les principales interconnexions entre besoins et entre risques, elle tente d’approcher au mieux cette complexité pour orienter notre action dans le sens d’une transition écologique socialement juste.
Partant d’un objectif spécifique que l’on désire se donner pour le développement d’un territoire, elle tisse le fil des interconnexions entre ce dernier et l’ensemble des besoins fondamentaux confrontés à de multiples risques en s’appuyant sur la théorie des systèmes complexes en plein essor.
Prenons l’exemple d’un territoire qui désire réfléchir à son redéploiement économique. Là où l’approche actuellement la plus répandue consisterait à tenter de mettre en place les conditions qui permettraient d’attirer les investisseurs quels que soient leurs domaines d’activité et à former les demandeurs d’emploi locaux pour qu’ils répondent aux besoins de ces entrepreneurs, une approche résiliente cherche à ce que l’économie développée permette de produire et d’échanger des biens et services utiles à la couverture des besoins fondamentaux locaux.
Pour créer des emplois locaux répondants aux enjeux actuels et futurs du territoire, il s’agira dès lors par exemple de diversifier la production agricole, de développer des filières locales de transformation et de distribution alimentaires, d’améliorer la soutenabilité de la production agricole en l’intensifiant en main d’œuvre, de développer une filière locale de production et d’entretien de matériel agricole low-tech, de développer la manufacture locale de biens essentiels, de rénover les logements, d’augmenter la production locale d’énergie renouvelable, de renforcer la première ligne de soins, de développer des filières de production de médicaments et de soins alternatifs, de développer les pratiques de soins intégrés multidisciplinaires, et de soutenir la biodiversité en concrétisant un vaste plan de restauration et de protection des habitats et des espèces. Cela nécessitera des formations dans les filières concernées, de soutenir l’économie sociale et solidaire, notamment pour favoriser le financement participatif des projets en plaçant l’humain avant le profit, et des partenariats public-privé-citoyen pour faire émerger une réelle gouvernance partagée et mobiliser toutes les forces vives locales.
Des causes profondes et multiples
Suivre le fil des interconnexions et des boucles de rétroaction négatives et positives entre besoins et entre risques amène à descendre de plus en plus profondément dans les causes à l’origine des défaillances et fragilités de nos sociétés. En nous confrontant à notre tendance à agir face à des événements sans suffisamment questionner ce qui les génère en profondeur, l’approche systémique nous invite donc à rechercher les « racines du mal ».
Selon l’analogie de l’iceberg, il s’agit de rendre visible ce qui, la plupart du temps, est caché sous les événements que nous observons, d’identifier les structures sous-jacentes, soit les réseaux de relations entre des éléments qui créent ces événements, ainsi que les modèles mentaux, les hypothèses, les croyances et les valeurs qui ont façonné ces structures.
Agir en réaction à un événement ne va probablement régler le problème que temporairement. En revanche, observer ce type d’événement à travers le temps, tenter de percevoir les schémas qui se reproduisent, remonter le fil des causes qui les mènent à se reproduire, et travailler sur ces causes s’avérera bien plus efficace sur le long terme. Plus nous agissons à la base de l’iceberg, plus la transformation sera profonde et durable. Et si on réussit à agir sur les mentalités, les principes, les idées clés derrière les mécanismes observés, l’impact sera encore plus grand. Notons néanmoins que plus l’on vise à agir à la base de l’iceberg, plus grande est la résistance au changement.
Prenons un exemple cher à Renouvelle… le coût de l’énergie. A la suite de la crise énergétique, le nombre de ménages en précarité énergétique explose. Il est urgent d’agir face à leur détresse. Le gouvernement décide donc de débloquer des fonds pour mettre en place une prime destinée à réduire leur facture énergétique. Malheureusement, cette crise dure, au point qu’il est difficile d’imaginer voir les prix de l’énergie revenir à des niveaux similaires à ceux d’avant. Si bien qu’il est nécessaire de reconduire année après année cette politique d’aide à la consommation, sans apporter de réponse aux racines du problème. Sans parler des conséquences désastreuses sur les finances publiques déjà fragilisées par des crises environnementales, sanitaires et économiques successives. Comme expliqué dans notre article suivant, une analyse approfondie des causes profondes de ce problème doit amener à prendre des mesures structurelles, plus lentes à mettre en œuvre, mais moins coûteuses, plus efficaces et impactant tous les consommateurs. On parlera de réforme du marché de l’énergie de politiques plus volontaristes d’efficacité et de sobriété, de soutien à la production d’énergie renouvelable, de flexibilisation de la demande, et de création de circuits courts de l’énergie. Mais, lorsqu’on creuse encore un peu plus profondément, on se rend malheureusement compte que beaucoup de ces solutions ont du mal à se déployer à large échelle et à toucher les publics qui en ont le plus besoin. Se posent alors les questions de la conscience que ces derniers ont de leur pouvoir d’action et de l’espace qui leur est donné pour la développer, des valeurs et récits qui sous-tendent notre rapport à l’énergie ainsi que le fonctionnement de ses marchés, et in fine la question des inégalités systémiques. Ce cheminement nous mènera inévitablement à la conclusion qu’il est nécessaire de mener un travail culturel collectif qui questionne le fonctionnement même des marchés, notre demande d’énergie, notre implication individuelle et collective dans sa production, et les moyens qui nous sont donnés pour que cette implication grandisse. On parlera alors par exemple de réduction collective du temps de travail ou de création de congés citoyens tels que celui proposé dans le mémorandum d’Energie Commune. Ce qui aurait pu sembler, au départ de la réflexion, un enjeu bien éloigné de la lutte contre la précarité énergétique.
Seule certitude, l’incertitude ?
Malgré l’utilisation d’un cadre de pensée tentant de prendre en compte la complexité des liens et interconnexions au sein de notre monde, il est impossible de modéliser le système-terre ou les sociétés humaines pour prédire l’avenir de manière certaine. D’autant plus que le facteur humain fait que bien des événements et changements sociétaux importants échappent à toute logique probabiliste. En effet, combien de bifurcations majeures de l’histoire n’ont-elles pas été déclenchées par un événement pouvant sembler mineur ou une découverte fortuite.
D’ailleurs, l’utilisation de la logique probabiliste ne se heurte-t-elle pas elle-même souvent à un manque d’objectivité flagrant ? C’est le cas, pour illustrer le propos, de l’exemple particulièrement désastreux du décalage de 20 ans observé entre les projections climatiques et la réalité. En effet, on observe ces dernières années des phénomènes extrêmes comme, en Belgique, les inondations de 2021 ou la vague de chaleur de ce mois de septembre 2023 alors qu’ils n’étaient pas attendus avant 2040 par les modèles de projection climatique les plus pessimistes. Le climatologue Xavier Fetweis, de l’Université de Liège, propose dans l’article de la RTBF suivant deux hypothèses pour expliquer ce décalage :
- Tout d’abord, les modèles sont conservatifs. Ils sous-estiment tout simplement une série de phénomènes qui amplifient le réchauffement climatique (l’Arctique de moins en moins blanc et l’impact de l’effet albédo, le réchauffement des océans, l’impact des nuages etc.)
- De plus, ils ont été conçus pour avoir une sensibilité climatique proche de +3°C comme demandé par le GIEC et c’est la raison pour laquelle ils peuvent se tromper
Mais pourquoi les modèles utilisés sont-ils conservatifs et pourquoi le GIEC a-t-il décidé de prioriser les modèles conçus pour avoir une sensibilité proche de +3°C alors qu’il faudrait vraisemblablement opter pour 4 voire 5°C ? Une approche 100% objective n’existe pas… même en science.
Dès lors, quelle attitude adopter face à l’incertitude et l’imprévisibilité ? Premièrement, les accepter et les reconnaître en toute humilité. Deuxièmement, face à l’incertitude, oser expérimenter une diversité de solutions pour autant qu’elles répondent au double critère de régénération du vivant et de réduction des inégalités. Et enfin, face à l’imprévisibilité, développer une véritable culture du risque qui consisterait à anticiper le pire, s’y préparer tout en agissant pour qu’il n’advienne pas, et concevoir nos politiques et stratégies de manière agile, pour qu’elles puissent être rapidement adaptées à l’évolution du contexte. Ce sont ces principes que nous approfondirons dans le prochain article de la série « Résilience ».